Appel à communications

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La production de l’espace au XXIe siècle. Luttes de pouvoir, pouvoirs des luttes

Dans le sillon des travaux pionniers d’Henri Lefebvre, nous sommes nombreuses et nombreux à analyser l’espace comme « un rapport social inhérent aux rapports de propriété et aux forces productives » (1974). En ce sens, l’espace est à la fois produit et producteur de faits sociaux. L'étude de sa production dans un contexte géographique et historique permet d’analyser à la fois l’état des connaissances, des idéologies, des représentations et des pratiques qui y ont cours, celui des techniques et des technologies, les manières dont s’agencent les rapports entre travail (salarié, social, domestique), État et Capital, les actions et processus qui reproduisent les inégalités, mais aussi les façons dont la nature y est traitée ou dont les groupes sociaux s’organisent pour viser l’émancipation collective. 

Les propositions ouvertes par Henri Lefebvre concernent les espaces ruraux et urbains, les rapports entre les territoires et la circulation du capital, la critique radicale de l'aliénation, de l'État et de la vie quotidienne ainsi que les luttes pour l'appropriation de la ville. Elles sont toujours stimulantes au XXIe siècle et invitent à analyser les tensions entre la production capitaliste de l’espace et les manières dont celles et ceux qui l’habitent lui résistent, voire lui substituent une production autogérée de leurs territoires et lieux de vie. Le droit à la ville s’exerce alors à la fois dans les luttes qui surgissent et dans les résistances et autonomisations qui rythment la vie quotidienne, qui s’essayent à d’autres relations pour produire des espaces différents.

Les propositions « lefebvriennes » sont aujourd’hui mobilisées non pas pour célébrer avec déférence le génie d'un maître, mais pour s’en nourrir tout en pointant leurs limites, en les renouvelant, en les hybridant avec d’autres grilles de lecture. C’est dans cette perspective qu’ont travaillé les participants et participantes des trois premiers évènements du Réseau international d'études de la production de l'espace (RIEPE) et que s'inscrit le colloque lyonnais et stéphanois qui aura lieu à l’été 2023. Ce colloque a d’ailleurs motivé la création d'un séminaire d'initiation à Lefebvre pour des doctorant.es de Lyon et de Saint-Étienne.

Les approches matérialistes de l’espace sont autant de cadres conceptuels retravaillés pour prendre en compte de nouveaux enjeux. Quatre d’entre eux nous semblent particulièrement saillants en ce début de XXIe siècle :

  • Premièrement, de nouvelles logiques capitalistes font constamment leur apparition. Les politiques urbaines néolibérales sont aujourd’hui de plus en plus autoritaires, avec un émiettement palpable des faux-semblants démocratiques, ce qui se traduit par le renforcement des processus de marchandisation de l’espace, par de nouveaux jeux d’acteurs, de nouvelles spatialisations du Capital, de nouvelles formes de contrôle, de violence et d’aliénation. Ainsi, par néolibéralisme autoritaire, nous faisons référence à une recomposition centrale du rôle de l’État et de sa relation au capitalisme. Cela se traduit, non pas par un recul de l’État face aux forces du marché, mais par une recomposition des logiques et modes d’intervention de l’État au service du marché. Le cœur du projet étatique est désormais d’imposer le marché et la concurrence comme principes d’organisation pour l’ensemble des secteurs de la vie sociale, y compris ceux que les forces progressistes et les contre-pouvoirs à l’œuvre dans les décennies d’après Seconde Guerre mondiale avaient réussi à émanciper partiellement des logiques capitalistes (sécurité sociale, logement social, santé, éducation). Cet État, dont les élites sont liées, voire imbriquées à celles du Capital, impose son projet politique à ses ressortissant·es de façon autoritaire, et au besoin en réprimant violemment les contestations sociales. La « révolution numérique » joue un rôle particulier dans ce processus, en mettant sa technologie au service des tentations autoritaires des gouvernements et des rêves de grandeur des capitalistes.
  • Deuxièmement, la catastrophe écologique en cours ne permet plus de faire l’impasse, dans nos recherches comme dans nos luttes, sur les dimensions environnementales, climatiques ou sanitaires de la production de l’espace. Sur ce dernier plan, la pandémie de Covid-19, toujours présente, est venue rappeler que les principales victimes des crises successives et superposées sont toujours les plus vulnérables. Les habitant·es des territoires les plus pauvres – pays dits des Suds, quartiers pauvres des villes des Nords – ont été les plus touché·es, tant au niveau de leur santé (moindre accès vaccinal, forte exposition de certains métiers sans télétravail proposé ou possible, métiers qui compensent les faibles mobilités des autres personnes confinées) qu’à celui de leurs moyens matériels (pertes de revenus, exiguïté des logements). L’intrication des effets sociaux et environnementaux des politiques et des pratiques spatiales vient interroger à la fois nos objets et nos théories.
  • Troisièmement, ces processus se confrontent à de nouvelles résistances, qui évoluent dans leurs mots d’ordre, dans leurs outils théoriques et dans leurs modes d’action. La montée en puissance des démarches intersectionnelles, qui imbriquent les questions de classe avec celles de race et de genre, l’évolution des féminismes, des antiracismes, des mouvements décoloniaux ou de diverses tendances de l’écologie politique, interrogent directement la production de l’espace, tant comme objet d’étude que comme enjeu et moyen de lutte, là où les approches marxistes classiques identifiaient la classe ouvrière comme la force sociale à même de mener à la transformation de l’ordre social.
  • Quatrièmement, le travail de recherche est pris dans les différentes dynamiques précitées. Les mondes académiques et militants ne sont pas étanches et les travaux situés ou engagés forment un pont essentiel. Mais les sciences sociales rencontrent, un peu partout dans le monde, des difficultés à affirmer une posture critique, autonome par rapport aux acteurs dominants de la production de l’espace (collectivités territoriales, État, firmes de l’urbanisme ou du BTP), notamment en raison des modalités de financement de la recherche. Cette posture est plus délicate dans certains pays, dans certaines disciplines, à propos de certains objets, et surtout lorsque l’on occupe un statut précaire. 

 Ces quatre grands enjeux concernent autant les recherches et luttes sur les espaces urbains – qu’il s’agisse des villes au cœur des processus de métropolisation ou de décroissance urbaine ou des espaces de banlieue dense ou des zones périurbaines – que les espaces ruraux – qu’ils soient cultivés ou naturels, aux prises avec les industriels de l’agriculture ou avec ceux du tourisme. Ces typologies d’espaces autant que ces enjeux thématiques ont la particularité de s’incarner de façons contrastées dans et autour des deux villes où le colloque aura lieu : Lyon et Saint-Étienne.

D’un côté, cet appel à contribution s’adresse à celles et ceux souhaitant proposer de nouveaux éléments de diagnostic qui permettent de penser et de documenter les différents aspects de la production capitaliste de l’espace au XXIe siècle. Quels enjeux sociaux, environnementaux, économiques, politiques travaillent aujourd’hui la production de l’espace ? Quelles actualisations des outils conceptuels et méthodologiques suscitent-ils ? De l’autre, l’appel invite à des propositions sur les dimensions spatiales des résistances et des alternatives au capitalisme. Comment les dynamiques idéologiques et matérielles qui traversent les mouvements sociaux amènent-elles à repenser l’espace comme rapport social ? Comment est-il investi comme enjeu, objet ou moyen de lutte au sein de ces mouvements ou de nos quotidiens ? Ces deux grandes dimensions, ainsi que leur mise en tension, traversent les axes thématiques de l’appel. Toute proposition en phase avec les objectifs du colloque, mais qui ne trouverait pas sa place dans cette partition est aussi bienvenue.

Nous n’avons pas fait le pari de proposer des axes qui partiraient de la diversité des sujets dominés afin justement de stimuler des approches transversales. Il n’y a donc pas d’entrées spécifiques par la classe sociale, le féminisme, les luttes LGBTQI+, les groupes racisés ou encore les personnes en situation de handicap, mais elles sont les bienvenues dans les axes qui suivent. Nous espérons d’ailleurs que cette stratégie invitera à questionner la complexité des rapports sociaux situés dans une société urbaine globale, dont le caractère aliénant se manifeste, entre autres, par l’isolement des différences sociales et leurs mises en compétition.

Axes thématiques

Axe 1. Marchandisations de l'espace

L’espace n’est pas un simple produit de consommation, même s’il est parfois conçu avant tout dans une logique marchande. « L’espace n’est pas produit comme un kilo de sucre... L’espace est un rapport social inhérent aux rapports de propriété et aux forces productives. Produit qui se consomme, il est aussi moyen de production. Il ne peut se séparer ni des forces productives, des techniques et du savoir, ni de la division du travail social qui le modèle, ni de la nature, ni de l’État et des superstructures »[1].  L'espace est une condition structurelle de la production (en tant que support des flux matériels et de main-d’œuvre) et une marchandise.

La marchandisation se pose de façon neuve en ce début de XXIe siècle et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce que le capitalisme est en perpétuelle transformation et que l’un des aspects majeurs de ses transformations récentes tient à l’intensification de l’urbanisation du monde et d’un rééchelonnement de ces processus, comme avec celui de métropolisation. Ensuite, le tourisme est aussi devenu un des plus grands agents de la globalisation et de l’urbanisation, tout en étant une solution chaque fois plus utilisée pour résoudre les contradictions du Capital. C’est ainsi que la crise de 2008 a été en grande partie résolue par l’investissement dans la touristificaction du monde. Enfin, cette accélération de l’urbanisation du monde s’explique aussi par le développement d’un capitalisme financiarisé. Cette financiarisation se traduit par la montée en puissance de nouvelles catégories d’acteurs (banquiers d’affaires, responsables de fonds d’investissement, gestionnaires de portefeuilles) et de nouveaux instruments (financiers et juridiques) qui font de l’environnement urbain un secteur d’accumulation de plus en plus puissant. S’appropriant des pans de plus en plus larges des villes, en particulier l’immobilier tertiaire et les grands équipements, de plus en plus souvent le logement, cette financiarisation accrue avance aussi par conversion des acteurs publics (collectivités territoriales en particulier) aux normes et aux valeurs des acteurs de la finance. Par ailleurs, cette finance soutient aussi des mégaprojets extractifs ou immobiliers-touristiques dans les espaces ruraux des pays des Suds, participant à des processus de dépossessions de terres communes similaires à ceux qu’a connu l’Europe au XVIIe siècle.

Financiarisation et néolibéralisme autoritaire amplifient le processus de marchandisation de l’espace, qui voit dans tout bâtiment ou toute parcelle un potentiel d’accumulation via la rente foncière. Ils s’ajoutent à des modalités multiples de valorisation marchande de l’espace – gentrification, touristification, marketing territorial, urbanisme transitoire – dont il n’est pas toujours facile de comprendre comment elles s’agencent pour former le paysage économique d’un capitalisme urbain contemporain où la valeur d’usage de l’espace se trouve le plus souvent écrasée par la valeur d’échange. Comment alors documenter, analyser, trouver de bonnes méthodes pour décrire et comprendre la marchandisation de l’espace ? Obstacles majeurs au droit à la ville, ces différentes modalités de valorisation marchande de l’espace interrogent les mouvements sociaux urbains qui cherchent les bons outils pour lutter contre elles. Comment s’organiser contre elles, les cerner, les rendre accessibles alors qu’elles peuvent ressembler à des rouleaux compresseurs faisant peu de frais des résistances locales ?

Axe 2. Droit à la nature ?

Si en France certaines approches critiques évitent de parler de nature, compte tenu du poids de l’héritage cartésien qui la sépare de l’humain, ce n’est pas l’usage qu’en faisait Lefebvre. Dans sa conception matérialiste du monde, elle est plutôt comprise comme totalité en mouvement. Les propositions de Lefebvre sur la production de l'espace trouvent donc un écho particulier dans un contexte de crise environnementale, de changements environnementaux globaux, de (sur)consommation et de (re)productions environnementales. Dans ce contexte parfois saisi à travers le concept de Capitalocène, les apports de Lefebvre sur la nature ont été redécouverts, après avoir fait l'objet de fortes critiques.

La critique d'un capitalisme destructeur et sans limites est bien présente sous la plume d’Henri Lefebvre, même s’il est exagéré de le qualifier de penseur écologiste : « Le capitalisme détruit la nature et ruine ses propres conditions, préparant et annonçant sa disparition révolutionnaire. »[2] La relecture de Lefebvre à partir des questions environnementales peut s'inscrire dans la continuité de l'analyse marxienne de la faille métabolique, en insistant sur la dialectique nature - société soumise à l'aliénation de l'accumulation capitaliste. Les circulations de cette approche se retrouvent en partie dans les travaux autour du socio-ecological fix, bien que la généalogie ne soit pas toujours clairement identifiée et se fasse parfois au profit d'autres auteurs comme David Harvey ou Erik Swyngedouw.

À la suite du droit à la ville, une série de travaux s'intéressent au droit à la nature, proposant un droit à la terre, un droit à la mer, un droit au littoral, un droit à la plage ou un droit au lac. Ces recherches renvoient tantôt à des enjeux de justice environnementale, tantôt à des questions d'accès à certains espaces, de conflictualités voire de luttes. Quelles passerelles existent entre droit à la ville et droit à la nature ? Des adaptations aux propositions lefebvriennes urbaines sont-elles nécessaires pour repenser les articulations entre production de l'espace et environnement ? En quoi le « droit à » est-il un concept fécond, à l'heure où sa diffusion relève également d’une certaine mode accompagnée d'une dépolitisation ?

Axe 3. Durcissement du contrôle

Le jeune XXIe siècle est marqué par l’approfondissement du capitalisme autoritaire. Cela se traduit dans de nombreux contextes par des formes d’extension et/ou de durcissement du contrôle spatial exercé par les pouvoirs publics. Le rôle du contrôle dans la production de l’espace s’en trouve renforcé. Ceci invite à proposer un axe de réflexion autour des multiples dimensions de cette question : du contrôle spatial diffus et permanent (via par exemple les caméras de vidéosurveillance qui quadrillent de plus en plus les espaces urbains) au contrôle plus spécifique d’espaces catégorisés comme dangereux, soit parce qu’ils sont marqués par la concentration des classes populaires ou par la présence de collectifs militants, soit en raison de leur localisation aux marges d’un espace étatique (départements français d’outre-mer, par exemple) ; du contrôle par la simple présence policière « classique » à celui qui mobilise les nouvelles technologies numériques, voire des techniques et armes (quasi) militaires dont certaines, héritées de périodes de gestion coloniale, restent mobilisées pour réprimer les espaces des classes populaires, et particulièrement des groupes racisés en leur sein.

Il s’agit aussi d’analyser les résistances et les mobilisations qui se construisent face à l’intensification et aux transformations du contrôle sociospatial. On pourra ainsi être amené à analyser, par exemple, l’émergence de stratégies et tactiques de circulation ou d’appropriation de l’espace par lesquelles individus ou militant.es tentent d’échapper, au quotidien, à ces formes de contrôle spatial ; la structuration de nouvelles luttes face à l’usage croissant des technologies de contrôle numérique par les gouvernements urbains ; les mobilisations contre les violences policières et contre les politiques sécuritaires, qui se déploient en grande partie depuis les quartiers populaires.

La répression croissante des mobilisations dans de nombreux contextes nationaux ou locaux, y compris au sein de régimes politiques (auto)désignés comme des démocraties, conduit aussi à formuler l’hypothèse selon laquelle certaines mobilisations et résistances s’adaptent à ce contexte en cherchant à se faire moins visibles et moins audibles de façon à « passer sous le radar » du contrôle et du pouvoir. Cela incite à se pencher sur des formes de résistances peu visibles et peu articulées sur les scènes publiques, « infrapolitiques », en analysant leurs dimensions et stratégies spatiales. Dans cette perspective, on pourra par exemple analyser la manière dont l’espace et l’ancrage spatial peuvent constituer des ressources d’émancipation pour les groupes subalternes habitant des centralités populaires. 

Axe 4. Quand le numérique produit l’espace

La production de l’espace a partie liée avec l’industrie. Ses renouvellements sont notamment engendrés par les évolutions des acteurs industriels et de leurs technologies. Le charbon et le pétrole ont façonné les territoires et continuent de le faire. Depuis une trentaine d’années, le numérique impose aussi sa marque. Des GAFAM aux NATU[3], les multinationales du numérique dessinent des territoires à leur mesure, à travers leur ingénierie, leurs infrastructures ou leurs services. Les cadres de ces entreprises incarnent l’archétype des populations que les démarches d’attractivité territoriale visent à séduire, tandis qu’un nouveau prolétariat apparaît, composé de livreurs, de chauffeurs et d’ouvriers du clic et de la logistique dont une bonne part travaille pour l’économie de la tâche (gig economy) qui réémerge massivement.

La constitution et l’exploitation des gisements de données personnelles servent autant les intérêts économiques d’acteurs des réseaux urbains, de l’immobilier ou de l’assurance, que les fantasmes de contrôle des dirigeants politiques. Le business de la surveillance tapisse ainsi les lieux de mouchards numériques, qui suivent nos déplacements, nos échanges, nos consommations, nos visages ou nos postures physiques. Des algorithmes, que développent tant les acteurs du capitalisme financier que les banques foncières, guident la sélectivité spatiale du Capital pour déterminer où investir, où s’implanter, quoi détruire ou quoi acheter, reproduisant ou amplifiant alors de puissantes dynamiques ségrégatives. De l’autre côté de la lutte des classes, des collectifs luttent contre la surveillance ou se saisissent des outils numériques dans des démarches d’émancipation collective, en s’appuyant sur les moyens informatiques pour s’organiser, documenter des phénomènes ou informer.

Toutes ces évolutions invitent à se saisir de la manière dont la « révolution numérique » reproduit ou renouvelle tant la circulation des capitaux et les formes du travail, que les processus de production des espaces, leurs dimensions matérielles et symboliques et enfin les rapports sociaux qui s’y tissent. On pourra imaginer entrer dans le sujet en se focalisant sur des acteurs, des lieux, des rapports sociaux singuliers pour montrer comment ils sont (re)travaillés par l’informatisation du monde. Les travaux pourront aussi porter sur les résistances que rencontre le e-capitalisme (mobilisations contre Airbnb, Uber, Amazon) ou sur les usages des outils numériques par les acteurs et actrices pour mener des luttes urbaines. On pourra enfin discuter de la façon dont nos approches théoriques doivent se renouveler pour intégrer l’influence du numérique sur nos objets.

Axe 5. Recherche et transformation sociale

Henri Lefebvre dénonça la nature plus idéologique que scientifique de certaines disciplines comme l’urbanisme, les inquiétudes bourgeoises qui peuvent conditionner beaucoup d’autres, comme la sociologie, ou encore le rôle de certaines institutions de formation dans la reproduction des élites ou la formation de technocrates. Mais alors, quelle science pour quel projet social ? Henri Lefebvre annonçait un projet : « la recherche, la pensée sont orientées vers l’action, le devenir. »[4] .

Le premier pas d’une telle proposition est bien sûr de s’assurer de la qualité de la pensée produite. À ce sujet, Henri Lefebvre fut un grand dialecticien qui n’a cessé de lutter contre les dogmatismes, notamment en cherchant à décloisonner tout système de pensée. Cette rigueur méthodologique s’appuie sur une pensée matérialiste qu’il n’a cessé de perfectionner afin de dépasser la philosophie, qu’il définissait comme idéaliste[5]. Ceci annonçait le succès théorique de la production de l’espace, car plus qu’une théorie culturelle du modelage de l’espace, c’est aussi une véritable théorie de la connaissance qui situent les sujets sociaux – et leur pensée – dans l’espace et dans le temps, donc contingent de leurs contextes sociaux. En proposant une compréhension sociale de l’espace, il en venait donc à combler le vide théorique qui régnait entre la réalité physique vécue et les abstractions mentales produites par les groupes humains à travers l’activité sociale.

Cette démarche matérialiste met en avant l'importance de l'articulation entre théorie et pratique, tout autant pour prévenir de la sacralisation des idées que pour produire des connaissances issues de l’observation du monde afin de le transformer. Cela nous incite à soulever cette question fondamentale et transversale aux axes déjà évoqués : comment la recherche peut-elle être utile aux mouvements sociaux et à la transformation sociale ? D’ailleurs, acceptant la critique de la raison absolue et de l’idéalisme libéral, ne faut-il pas déplacer la focale, et donc ne plus faire de la recherche sur une population, mais depuis la situation qu’elle expérimente ? D’autre part, plutôt que d’isoler des identités sociales et de les enfermer dans des luttes qui leur seraient particulières, ne faudrait-il pas acter que l’urbain produit de la différence, et donc, qu’il est essentiel de combiner le droit à la ville avec le droit à la différence ? Quelles sont les nécessités communes des groupes dominés, de classes, de genres ou minorités ethniques ? Quelles convergences possibles et quels rôles de la production d’interconnaissances dans ces processus ? Quelles formes de co-production de savoir peuvent se mettre en place entre l’université et des groupes de militants, entre les sujets sociaux eux-mêmes ?

Nous invitons donc à proposer des communications sur la manière dont nous faisons de la recherche, sur le rôle de la recherche dans la transformation sociale et sur le rapport science-société, mais aussi sur les facilités ou difficultés de nos institutions à développer des méthodes participatives, à faire de la recherche-action, ou à produire des connaissances ouvertement radicales. Ces questions ne sont évidemment pas nouvelles en soi, mais les transformations du monde de la recherche nous incitent à la poser à nouveaux frais. Car si l’approfondissement du capitalisme autoritaire transforme les modes de production de l’espace, il bouleverse aussi les modes de production de la recherche. Que dire des politiques néolibérales de l’enseignement supérieur et de la recherche qui renforcent la précarité des chercheur·euses, personnels d’accompagnement de la recherche et étudiant·es, organisent la pénurie des moyens (humains, financiers, mais aussi en termes de temps disponible pour la recherche), réorientent les financements vers les travaux désignés comme « utiles à la société et aux entreprises », et délégitiment voire criminalisent les chercheur·euses mobilisant des approches critiques au nom du caractère supposément « militant » et « non neutre » de leurs analyses. Comment résister à ces contraintes institutionnelles et entreprises de déstabilisation de plus en plus fortes ? Comment, en dépit – voire en dehors – de ce cadre d’action, construire des recherches utiles à la transformation sociale ?

Axe 6. Propositions libres

Toute proposition qui ne s’inscrirait pas dans un ou certains des cinq axes thématiques présentés ci-dessus est néanmoins bienvenue dès lors qu’elle entre dans le thème générique du colloque, à savoir la production de l’espace au XXIe siècle saisie par des approches critiques. Les propositions libres peuvent par exemple porter sur l’actualisation de certains concepts ou travaux d’Henri Lefebvre, à condition qu’elles soient originales, c’est-à-dire qu’elle offre une lecture rigoureuse, appuyer sur une méthodologie interprétative. Les communications qui ressembleraient à des fiches de lectures des livres d’Henri Lefebvre seront systématiquement refusées.

Il n’est pas attendu que les propositions parviennent de « spécialistes » d’Henri Lefebvre ni même qu’elles s’appuient de façon centrale sur ses travaux et concepts. Toute proposition, dès lors qu’elle porte de façon critique sur la production de l’espace au XXIe siècle, a vocation à être accueillie, quelles que soient les approches conceptuelles et théoriques proposées ou discutées. Au-delà de la grande diversité des approches critiques, on entendra ici celles-ci au sens très général d’approches considérant comme centrales les questions d’inégalités et de rapports structurels de pouvoir, approches « radicales » au sens où elles remontent aux racines et aux structures de la production de ces inégalités et rapports de pouvoir, et où elles questionnent depuis ce point de vue tant les phénomènes spatiaux que les outils intellectuels mobilisés pour les comprendre.



[1] Lefebvre, H. (1974). La production de l’espace Paris : Anthropos.

[2] Lefebvre, H. (1972). Espace et politique : le droit á la ville II. Paris : Anthropos.

[3] GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft ; NATU : Netflix, Airbnb, Tesla et Uber.

[4] Lefebvre, H. (1972). Espace et politique : le droit á la ville II. Paris : Anthropos.

[5] Lefebvre, H. (1970). Le manifeste différentialiste, Paris : Gallimard.

 

 

Soumettre une communication

Dépôt des propositions de communications : avant le 30 novembre 2022 à minuit.

Les propositions devront être remises sur un document Word. Le format doit être Times New Roman 12, interligne simple.

En en tête du document, doivent être indiqués : Nom et prénoms, institution ou collectif de rattachement ainsi qu’une adresse mail.

Ensuite, doivent venir le Titre de la proposition de communication en gras, puis en dessous à la ligne, les mots clés (maximum 5), puis l’axe dans lequel la proposition s’inscrit.

Les propositions de communication seront développées et condensées dans des résumés de minimum 3000 et maximum 4000 signes, espaces compris, mais hors bibliographie.

Les propositions seront rédigées dans une des deux langues qui seront aussi les langues de communication lors du colloque : l’espagnol ou le français (avec la mise en place de traductions instantanées).

 

Modalités de présentation et autres propositions

Outre les communications individuelles scientifiques classiques, des dispositifs multiples d'intervention sont possibles (table ronde, débat contradictoire, symposium) et doivent être justifiés (choix des intervenants, problématique de la session, etc.)

Le comité d'organisation réservera un accueil très positif à des propositions par exemple issues de médias alternatifs, à des projections de documentaires, ou relatives à certaines pratiques d'enquête, ainsi que des propositions artistiques ou des performances, notamment pour animer les soirées du colloque. En revanche, il faut anticiper le caractère bilingue des rencontres.

Le colloque accueille également des propositions de promenades commentées à Lyon et à Saint-Étienne pour incarner une lecture lefebvrienne de ces deux villes, et des propositions de visites hors les murs. Ces activités permettront de découvrir des initiatives locales et habitantes, notamment des espaces occupés, autogérés, des collectifs en lutte, etc.

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